De la sculpture...

Quelle réalité contemporaine se cache sous cet art majeur avec la peinture et l’architecture, dans la hié- rarchie académique qui fait autorité depuis l’Antiquité grecque ? Quel est son héritage et quelle place occupe t-elle dans notre monde asservi par la dictature de l’image au point que celle-ci supplante souvent l’esprit qui préside à toute entreprise artistique la réduisant à un objet vide de toute transcendance ? Derrière le mot qui a signifié une pratique spécifique pendant des mil- lénaires dans toutes les civilisations qui l’ont trans- mise à partir des techniques de la taille, du modelage et de la fonte qui perdurent toujours pour une majorité d’artistes, se dissimulent d’autres réalités.

Le XXe siècle, riche en expérimentations ouvertes sur des conquêtes esthétiques où la représentation fut mise en cause et contestée au point de la supprimer, a renouvelé de façon inattendue la sculpture. Il n’est pas question de refaire ici l’historique de la sculpture moderne, mais interrogeons-nous sur l’origine et les conséquences d’une dérive aussi exaltante qu’ex- sangue de sens, de l’art contemporain. L’hermétisme irréductible en art n’a plus court, et sans doute cela a-t-il entraîné une certaine confusion des genres. De ses diverses composantes qui ont forgé son identité à travers les siècles, la sculpture s’est renouvelée consubstantiellement des acquis techniques et des innovations des pionniers. Plusieurs générations ont œuvré à la vie des formes oscillant de l’abstraction à la figuration. De cet état duel entre une fidélité au réel et des créations au caractère émotionnel en lien avec un imaginaire affirmé, se dégagent les voies essentielles empruntées par l’invention sculpturale contempo- raine. Pour un certain nombre de sculpteurs, le dia- logue avec le passé a cessé. La sculpture contempo- raine en est-elle encore l’héritière pour autant ? Rodin, Maillol, Arp, Brancusi, Pevsner, Gonzales, Giacommeti, Germaine Richier, Hajdu, Schöffer, Tinguely sont-ils si éloignés des recherches des sculpteurs d’aujourd’hui ? Si l’écueil était prévisible avec le vieillissement des avant-gardes et portait la sclérose de ces modèles pro- phétiques détournés au désavantage d’une authen- tique créativité, beaucoup d’expériences depuis près d’un siècle ont donné naissance à un éclectisme géné- rationnel dans le tumulte duquel nous pouvons espé- rer détecter les perles de la sculpture nouvelle.

Or c’est dans la similitude et la différence, sinon dans la contradiction, que témoigne le mystère de l’animation des formes. Celles-ci nous font passer de l’apparence d’un objet à un univers plastique indivi- sible où l’imagination sensible d’une force calculée nous révèle à la fois l’œuvre et l’homme, l’outil et les matériaux pour une nouvelle action poétique dont le souffle vivifiant est sujet à une nouvelle rupture autant avec le passé récent de l’abstraction qu’avec la tradi- tion classique.

Si la sculpture ne manque pas de talents, ceux-ci manquent parfois d’invention. Par la répétition et la tentation d’une complaisance séductrice, elle s’est souvent égarée du côté décoratif qui explique l’essouf- flement qu’a connu la sculpture à des moments inter- mittents de son histoire, qui pourrait justifier l’étonne- ment de Baudelaire, toujours d’actualité, lorsqu’il pose la question : "Pourquoi la sculpture est elle si ennuyeuse ?" Faut-il y voir encore la priorité accordée à la peinture dont le voisinage dans les salles d’exposi- tion monopolise l’attention du public malgré lui, par un foisonnement plus riche, plus attractif et aussi détaché d’un art plus artisanal, voué à l’isolement plus qu’un autre et trouve conséquemment quelques difficultés à affirmer son autonomie. Mais aussi, faut-il le dire, la désillusion qui est souvent la nôtre face à une produc- tion rétrograde d’œuvres "abstraites", naturalistes ou expressionnistes qui sont les succédanés d’une vulga- risation des créations inimitables, auréolés du prestige des maîtres.

Alors quel avenir ? Face à l’ennui et une sorte de déshérence, la réaction est venue de la corporation elle-même. Après la seconde guerre mondiale, salons et symposiums (le premier a lieu au village olympique de Grenoble en 1967) vont réveiller la vitalité de la sculpture, sa proximité avec l’art urbain avec le 1% pour un dialogue avec l’architecture et la ville. Le Salon de la Jeune Sculpture créé par Denys Chevalier en 1949, dans les jardins du musée Rodin aux multiples avatars féconds jusqu’à sa disparition avec son fonda- teur en 1978, en fait une vitrine irremplaçable et le vivier où puisèrent plusieurs générations. Il reste une étape fondatrice des multiples manifestations consa- crées à la sculpture.
Depuis une vingtaine d’années, une accélération s’est produite qui a placé la sculpture au premier plan de l’actualité artistique. Le nouveau destin de la sculp- ture s’est enrichi de recherches innovantes grâce à l’élargissement des moyens et des matériaux. De tail- leur de pierre, modeleur, le sculpteur est devenu sou- deur, mécanicien recourant aux techniques modernes de l’industrie. Le bois, la pierre, le marbre, le plâtre, l’argile, l’acier, rivalisent avec les matières plastiques, les résines synthétiques, s’adjoignent les ressources immatérielles du Cinétisme, de la sculpture-objet aux environnements, jusqu’au Land’art. L’habileté profes- sionnelle rivalise avec la science, sans renoncer au "métier" sur lequel se fonde l’identité pérenne de la sculpture régénérée par un champ de vision repous- sant toujours plus loin l’expression formelle assimilée par un courant qui défie toujours davantage l’humain. L’énigme, le secret sont toujours tapis derrière les apparences prétendument les plus familières comme les plus connues. La multiplication des manifestations de sculptures dans des lieux patrimoniaux ou paysa- gers est non seulement le symbole signifiant d’une renaissance de la sculpture aujourd’hui mais elle lui redonne son sens originel d’un dialogue avec l’environ- nement spatial et la lumière.

Avec la seconde édition de Sculptures & Parcs en Val de Saône, ArtFareins répond à l’attente inconsciente et curieuse d’un public qui entend partager les "illumina- tions", au sens rimbaldien du mot, du sculpteur.

La réalité corporelle du château Bouchet de Fareins et celle de son proche voisin le château de Fléchères prolongé par la Passerelle de Trévoux et du parcours religieux d’Ars est riche de promesses. Gageons que les artistes invités sauront répondre avec des œuvres aussi magnétiques que surprenantes, aux inquiétudes tues comme aux espérances existentielles de nos contemporains.

Dans cette nature initiatrice et salvatrice pour des sentiments éternels, toujours cernés par le déséqui- libre d’un temps où la laideur, le doute et la bêtise pré- valent plus que de raison, la sculpture soucieuse de se mesurer à tout instant aux mouvements de notre vie et à ses pensées, déroule un labyrinthe que nous sommes invités à parcourir. Générateur d’émotions, cet itinéraire propose une gestuelle mystérieuse que nous ne pouvons manquer d’éprouver au plus profond de notre être.

L’œil commande à la main, et l’esprit au sens. Osons nous approcher, toucher ces manifestations de l’imaginaire.

Telle est la mission de l’art : provoquer un élan vers un apaisement enivrant de la certitude, et de la beauté, quelle que soit son apparence. Tel est le rôle de l’ar- tiste, produit et instrument de notre temps. Et le nôtre, dans un irrépressible désir de partager tactilement avec ces volumes, ces structures séduisantes ou dans l’attente de leur apprivoisement.

Sans ce magnétisme, nulle justification à la sculp- ture actuelle, aussi déconcertante qu’elle puisse être parfois que radieuse de ses acquis au service de cette "flamme" dont parle Rodin, à laquelle est redevable toute chose, et donc toute création.
Ceux que vous allez découvrir l’entretiennent.

Lydia Harambourg
Historienne de l’art Membre correspondant de l’Institut Académie des Beaux-Arts